Le syndrome du passage piéton (ou la malédiction du chef de projet)

 

pommier.jpgAlric avait un petit verger.

Fierté de cet homme simple et bon, il produisait, selon les dires de la population, les meilleures pommes du Comté. Un jour, le bourgmestre lui proposa d’accroître sa récolte pour nourrir les
villageois. Alric n’hésita pas un instant : quatre sous par kilo, ce n’était pas cher payé, mais quel bonheur de se rendre utile auprès de la communauté ! Le Bourgmestre lui épingla une
belle médaille sur sa tunique élimée « chef du projet fruitier » lors de la cérémonie des chanterelles, et lui fit signer un parchemin dans lequel il s’engageait à livrer sa production
à chaque nouvelle lune.

Malheureusement, Alric rencontrait un problème : sa terre était sèche et friable, et nécessitait de grandes quantités d’eau. Qu’à cela ne tienne, il y avait un puits de l’autre côté de la
voie royale. Tous les matins, dès le lever du soleil, le brave paysan franchissait donc la mince bande de terre battue avec ses bidons sur les épaules, pour le plus grand bonheur des villageois
qui se régalaient de ses fraises mûres à point et de ses pêches juteuses.

Un jour, le bourgmestre implanta un passage pédestre au centre-bourg, à environ trois kilomètres de la maison d’Alric. Selon l’ordonnance royale, chaque administré devait en faire usage afin de
traverser en toute sécurité. Alric ne comprenait pas l’intérêt de cet artifice, car les carrosses roulaient plus vite sur la portion de route bien pavée où il avait été posé. Et puis, de toute
manière, ses vieux os ne l’autorisaient plus à marcher aussi loin. Alors, il persévéra selon ses habitudes sans s’inquiéter outre mesure.

Jusqu’à l’accident. Un enfant se fit piétiner par le cheval du bourgmestre au milieu de la chaussée, en dehors du passage pédestre. Le Roy sévit et fit saisir la moitié des titres de propriété du
bourgmestre, puis l’amputa de la moitié de sa fortune. Celui-ci, furieux, abattit le cheval fautif, fit décapiter son contremaître et rendit obligatoire l’utilisation du passage.

Las ! La populace s’entêta à traverser en hors des clous. Le bourgmestre, au comble du courroux, fit bâtir un mur en briques le long de la voie et posta des hommes en arme.

Alric dut se résigner à se rendre au bourg et à cheminer longuement pour atteindre le puits. La tâche devint trop difficile à supporter pour son arthrite et il quémanda de l’aide parmi les
villageois. Ceux-ci l’éconduisent avec des sourires polis.

Un jour, une partie du mur s’effondra, l’obligeant à arpenter un bois remplis de lutins et de créatures maléfiques. Après une traversée qui faillit mal finir mur-briques-rouge.jpg(une portée de petits garous devait toujours
mâchouiller sa botte) il expédia une missive au bourgmestre pour lui faire part de son désarroi. Deux semaines plus tard, la réponse lui parvint par corbeau : « Je suis désolé, cher
administré, les deniers nous manquent pour assurer l’entretien du mur ».

Alric n’eut plus accès au puits. La terre s’assécha, les arbres moururent un à un. Les livraisons cessèrent. Le bourgmestre renonça à distribuer des fruits à la population, se félicita des
économies réalisées sur le trésor du Comté, et conspua Alric publiquement pour son incapacité à conduire le projet. Les villageois se liguèrent contre le brave paysan. « Il est devenu
fainéant », murmurait-on au coin du feu dans les chaumières.

Le vieil homme se cloîtra chez lui, anéanti par les médisances. Et n’en ressortit jamais.

 

 

La morale de cette histoire pitoyable :

Un chef de projet l’a toujours dans le cul. Car il ne pourra jamais prévoir le jour où un connard décidera d’installer un putain de passage piéton.

 

 

Bien entendu, cette histoire n’a absolument rien d’autobiographique 😉

 


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