La dignité des poubelles

 

poubelle.jpg— Ciseaux ! Ha ha ! J’ai gagné !

Un rictus triomphant s’affiche sur mes lèvres, puis se fige aussitôt en une expression torturée. Le poing d’Ava est serré. Caillou.

Je fulmine. Ma stratégie était pourtant parfaite. Subtile, intelligente, novatrice, engagée. Et surtout, j’ai fait preuve de la qualité intrinsèque lorsqu’on se lance dans une partie de
chifoumi : un sang-froid à toute épreuve.

Elle a dû tricher, c’est sûr. Je tourne la tête vers la cuisine. L’amoncellement de poubelles m’appelle. J’attrape un vieux pantalon sur lequel Casse-bonbon était couchée (lui arrachant un
miaulement de réveil, mais il n’y a pas de petits plaisirs sadiques), un tee-shirt éliminé, une veste trouée et une paire de chaussettes. Mon reflet dans le miroir est éprouvant. Mal coiffé,
barbe de deux jours qui ne fait pas du tout « homme viril » mais plutôt « d’Artagnan », yeux minés par une sortie de grippe, mauvaise haleine à fendre la vitre.

Bof, ça ira pour descendre les poubelles. Je ne pense croiser personne à cette heure tardive.

Je cale les sacs ultra-gonflés sous mes bras pour compléter l’attirail du parfait clochard. Je suis prêt. Couloir. Je me dirige avec la dextérité d’un trente-huit tonnes dans les rues du
centre-ville de Dijon. Le sac se déchire contre un crochet enfoncé dans le mur. Rien ne tombe, j’ai de la chance. Par contre, l’odeur pestilentielle s’échappe et plonge dans ma gorge.

J’appelle l’ascenseur. C’est le moment que choisit le voisin-qui-ne-sort-jamais pour sortir de son appartement, bien habillé. Une goutte de transpiration perle sur ma nuque et parcourt ma colonne
vertébrale

— ‘soir.

Nous montons dans la cabine, prenant garde à ne pas croiser nos regards, direction rez-de-chaussée. Au bout de trois secondes, l’air devient irrespirable. Je fais semblant de rien.

L’ascenseur s’arrête au troisième. Je grimace. Les portes s’ouvrent sur quatre jeunes femmes chics, partant probablement en soirée. Je me décale, elles me toisent avec cet air hautain
caractéristique des gens qui sortent et qui méprisent les pantouflards. Comme si descendre les poubelles à 23 heures signifiait que je n’avais aucune vie sociale et que j’allais passer ma nuit
devant la télévision à regarder Arthur ou Cauet. Et même si c’est le cas, Arthur et Cauet, ce n’est pas si mal. Et puis, je ne risque pas d’attraper un cancer de la gorge à cause de l’alcool ou
une surdité précoce à cause du volume assourdissant de la musique en boîte de nuit.

Une d’entre elle se met à tousser. Les autres gloussent. Ça y est, elles ont senti le fumet délicat des carapaces de crevettes. Après une dilation du temps interminable, les portes s’ouvrent, je
m’extirpe, et je tombe nez à nez avec deux hommes. Ils me bloquent le passage, et mettent cinq minutes à comprendre que je ne peux pas passer sans qu’ils ne reculent le long du couloir. Nouvelles
dilatation du temps, les yeux dans les yeux.

Mes poubelles sont magiques. Non seulement elles peuvent modifier la trame temporelle, mais sont en capacité d’attirer toutes les personnes élégantes dans le périmètre. Heureux de cette belle
découverte, je quitte afin l’attroupement pour me jeter dans le local à ordures. Mes paquets disparaissent dans les bennes.

Une bonne chose de faite. Je peux à présent recouvrer ma dignité et bomber le torse.

Je me dirige d’un pas ferme vers l’ascenseur. Je regarde aux alentours. Personne. Quand je remonte, l’ascenseur ne s’arrête pas. Aucun voisin ne sort quand je passe dans le couloir. Le pouvoir
magique a cessé.

 

J’ai perdu tout attrait.

 

Je suis de nouveau seul… Sans poubelles.

 

Ce soir, on ira en boîte avec Ava.


11 réflexions au sujet de « La dignité des poubelles »

  1. Quinze jours plus tard :

    Hollywood
    — Puisque je vous dis que M. Clooney n’est pas disponible. Veuillez quitter sa propriété.
    — Mais… Mais, c’est impossible, voyez-vous. J’ai fait le déplacement de France, avec mes poubelles magiques !

  2. @ Emmanuel : un petit conseil : il faut être rapide, parce que dès que j’ai coupé la première patte, elle s’est méfiée et elle est devenue difficile à débusquer 😉
    @ Rober : Oh non, à la poêle avec des champignons, c’était pas mauvais 😀

  3. Si t’avais pas oublié d’enfiler le gilet que t’a offert Thérèse à Noël, t’aurais peut-être pas croisé tout ce beau monde…

  4. @ Aurélie : Pas sûr qu’Ava connaisse bien les règles 😉
    @ Anne : NON ! Je ne parlerai pas du gilet de Thérèse sur ce blog (mais de mon tout nouveau manteau acheté en solde, pourquoi pas, si tu veux 😉 )

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