Côté Face
Je relève brusquement la tête de mon oreiller. Il est quelle heure ? 08h45. Il ne faut pas traîner, je vais être
en retard, j’ai mis le réveil au dernier moment pour combler mon manque de sommeil. Je me lève, le chat saute sur le matelas et vient me faire un câlin, comme pour me souhaiter bonne
chance.
La glace de la salle de bain me renvoie une image affreuse. Les cernes balafrent mon visage, j’ai le teint pâle et
les yeux ternes. Tout ça parce que j’ai dû faire la fermeture. Je l’avais pourtant bien précisé à Kamel, que je voulais ma soirée pour mon entretien d’embauche du lendemain. Si seulement Fabiola
n’était pas tombée malade…
J’applique une bonne couche de fond de teint. Ça va déjà mieux. Mon gloss redonne un peu de piquant à mes lèvres. Je
me coiffe pour plus de volume à mes cheveux. Merde, l’odeur atroce de friture ne s’est pas totalement dissipée. Je ne vais pas me griller sur ce job à cause de ça.
Je me jette sous la douche. Même ma peau suinte l’huile souillée. Je frotte, je frotte, jusqu’à en avoir mal. Je fais
trois shampoings, je ne supporte plus cette odeur, elle me donne envie de vomir. J’espère que je ne sentirai pas lors de mon entretien…
Le bus démarre devant moi. Ça m’apprendra à traîner trop longtemps sous la douche. Le prochain est dans une
demi-heure. Je vais arriver en retard. Si je cours, je pourrai peut-être attraper le 54 qui ne passe pas loin dans dix minutes. Ah oui, j’oubliais, j’ai des talons.
— Vous êtes en retard… La ponctualité est très importante chez nous.
Je baisse les yeux. Je n’ai aucune excuse.
— Je suis désolée, certains évènements indépendants de ma volonté…
Il me fixe en soufflant. Il n’a pas l’air commode. Je serre les poings. Ne te laisse pas submerger. C’est un test.
Ils font ça à tous les futurs cadres. Il est à toi ce poste. Tu ne vas pas servir des Big-mac toute ta vie. Ça fait six mois que tu es sortie de l’école, tu dois lui montrer que tu es faite pour
ce poste. Tu es une bonne ingénieur, tu es une bonne ingénieur…
— De toute façon, avec ces trucs là, on ne sait jamais vraiment. En plus j’étais crevée, parfois j’ai répondu un peu
n’importe quoi. J’étais la dernière candidate. Ils m’appelleront cet après-midi pour m’annoncer si je suis retenue.
Je suspends mon monologue. Camille n’a pas écouté, elle ne m’a pas interrompue pour m’interroger sur une foule de
détails sans importance, c’est inhabituel. Un silence s’installe.
— Mais ça va, toi ?
Elle éclate en sanglots. Que se passe-t-il encore ?
Les larmes coulent le long de mes yeux. Camille est affalée sur son canapé. Elle pleure plus que moi. Elle aurait dû
y penser avant, cette conne.
— Cédric voulait que je me taise, mais je ne me sens pas bien, il fallait que je te le dise…
Je ne veux plus l’entendre. Je ne veux plus la voir. J’ai envie de lui arracher les yeux. La seule nuit où j’ai
demandé à cet idiot de dormir dans son appartement pour ne pas me réveiller quand il rentrerait de boîte à cinq heures du matin, il se jette sur une autre fille… Et il fallait que se soit ma
meilleure amie.
Je veux partir, mais mes jambes ne me portent pas. Je n’en peux plus, il faut que je rentre chez moi me faire couler
un bon bain chaud. Oui, c’est ça. Prendre un bain chaud et ne penser à rien. Même pas à cet abruti à qui je déclarais mon amour il y a quinze jours…
— Je suis désolé, mais votre candidature n’a pas été retenue au poste d’ingénieur dans notre société.
Je raccroche. Je serre les poings. Raté. Je vais encore servir des frites ce soir… Je vais le faire pendant un petit
bout de temps… Cinq ans d’études pour distribuer des Big mac à des imbéciles qui ne devraient jamais manger cette bouffe trop grasse et trop sucrée.
— Barre-toi, je ne veux plus te voir !
— Je suis désolé. On avait bu ! On a déconné ! Mais c’est toi que j’aime !
Je place mes mains sur mes oreilles. Je ne veux plus l’entendre, je veux qu’il décolle de ma porte d’entrée et qu’il
parte loin, très loin d’ici. Pourquoi fait-il cela, pourquoi me torture-t-il comme ça ?
— Oui, c’est Kamel à l’appareil ! Dis-moi, je sais que tu n’es pas de service ce soir, mais ça
t’embêterait de venir, on a un désistement.
— Non, bien sûr, je suis là… Je suis toujours là… Au service de Ronald Mc Donald.
— Euh… Bon je t’attends à 19h30, comme d’habitude. Tu es de fermeture.
— Evidemment.
— Oui… Bon, à tout à l’heure…
Quel uniforme ridicule. Quelle chaleur insupportable. Et cette odeur de friture. Quand tout ça sera fini, je ne
mettrai plus jamais les pieds dans un Mc Do de toute ma vie.
— Deux big mac. Vite, on est pressés !
Ils arrivent, ils sont stressés, ils commandent, ils s’empiffrent, ils repartent. Ils mangent salement. Ils
pourrissent les tables, les chaises, et le sol. Ça ne sert à rien de nettoyer, tout est sali au bout de trois minutes.
— Bonsoir, vous désirez ?
— Je suis pas content parce que mon coca il a pas de bulles et que de toute façon j’aime pas trop mon sandwich en
plus la climatisation elle marche au dessus de ma…
J’appelle Kamel. Un gars est en train de s’exciter sur Isabelle. Visiblement il n’y a pas de steak haché dans son
royal cheese. Ça risque de dégénérer.
— Il faut que tu ailles nettoyer en salle, un gamin a vomi !
— Bonsoir, vous désirez ?
— On peut payer en tickets resto ?
— Oui, mais nous ne rendons pas la monnaie.
Je suis claquée, je suis épuisée. J’en ai marre. Je veux rentrer chez moi, je veux dormir un peu, je veux oublier
cette journée minable.
— Et ma monnaie ?
— Nous ne rendons pas la monnaie sur les tickets restaurant.
— Mais c’est quoi ce bordel ? Vous vous faites des milliards et vous êtes pas foutus de rendre quelques
centimes ! Je dis rien parce que je suis pas chiant mais je n’en pense pas moins !
Je n’en peux plus. Je sature, je n’aurais jamais dû bosser ce soir…
— Bonsoir, vous désirez ?
— Bonjour on va prendre un menu M normal avec frites et Fanta et un menu Big-mac normal avec frites et Coca. Ah oui,
un Mc Flurry au daim, et un autre aux M&M’s. À emporter.
Pourquoi ne m’ont-ils pas prise ? Je me suis pourtant bien débrouillée à l’entretien. Je suis une ingénieur,
merde. Je ne suis pas ici pour servir toute ma vie de la bouffe à des ingrats.
— Sur place ?
— Non… À emporter.
Je suis un robot, je répète les mêmes choses à longueur de journée. Ils devraient mettre des automates ici, plutôt
que des êtres humains.
— Menu normal ou maxi ?
— Menu normal. Pour les deux.
Connard de Cédric, pourquoi m’a-t-il fait ça ? Je l’aime, cet imbécile. Pourquoi me traite-t-il toujours de la
sorte ? Je suis sûre qu’il a couché aussi avec Jade. Elle le regardait avec un peu trop d’attention, à notre dernière soirée. Je cligne des yeux, je suis en train de dormir
debout.
— Menu normal aussi pour le Big-mac ?
— Ben oui… Pour les deux.
Camille, ma meilleure amie… Pourquoi ?
— Sur place ?
Pfff, toujours à répéter les mêmes choses. Je déteste ce boulot, je ne le supporte plus.
— Non à emporter.
— 12,80 euros.
Je m’éloigne du comptoir. Mince, qu’est ce qu’ils voulaient les deux autres, là-bas. Bof, ça doit être des Big-mac,
c’est toujours des Big-mac.
— Si c’est pour nous, c’était un big mac et un M.
Raté. Bon, je reste calme. Ce n’est pas de leur faute, après tout.
— Et c’est à emporter.
Merde, ils auraient pu me le dire avant, quand même. Je pars chercher les frites. La moitié tombe au sol. Je suis au
bord des larmes, et il n’est que 20h30…
— C’est à emporter.
J’avais compris. Ce n’est pas parce que je bosse à Mc Do que je suis débile…
J’arrive enfin à bout de la commande. Plus que six heures et je pourrai m’étendre sur mon lit.
— Bon app’ au revoir.
— Vous avez oublié les Mc Flurry.
Oui, je les ai oubliés, tes Mc Flurry. Font chier, les Mc Flurry. Je pars à la machine, je galère encore avec le
distributeur de crème glacée qui n’a jamais fonctionné correctement et que Kamel ne fera jamais réparer. Je les tends aux deux autres.
— Voilà, c’est bon, là ?
— Euh… oui.
— OK merci, suivant.
Voilà, c’est fini. Au suivant. Au suivant, et encore au suivant. Il est temps que j’aille me coucher. J’espère que
demain sera une meilleure journée… Sûrement la même qu’aujourd’hui…
Tout s’explique… Je pense qu’il faut défoncer Kamel et que tu devrai arrêter de fumer.
Ben oui, parce que si tu défonces Camel, tu arrêtes forcément de fumer 😉 (Ha, ha !)
Outch… Vie de merde…
Mais je trouve que ça sent un peu le vécu… T’as déjà travaillé dans un macdo ? 😉
En tout cas, bien joué, ce fut intéressant de lire l' »envers du décors » et de comparer avec les apriori qu’on avait… 😉
Pas moi personnellement, mais j’ai pas mal de monde dans mon entourage qui ont vécu cette fabuleuse expérience et qui m’ont tout raconté en détail 😉 (moi, dans ma folle jeunesse, j’étais plutôt usine à la chaîne ou remplissage de rayonnage en supermarché de 22h à 4h du mat 😉 )
*Note pour plus tard: ne pas travailler chez Ronald, même si je manque de sous*
Au moins on comprend mieux pourquoi ils se gourent à chaque fois au McDrive.
Tout mes potes qui ont bossé au Mc Do ne peuvent plus y manger (à part queqlues exceptions), donc il ne faut jamais bosser au Mc Do (même si tu manques de sous), si tu ne veux regarder ton menu Big Mac avec frites avec un airt de dégoût 🙂
M’en fiche, j’aime pas leurs hamburgers. Quand j’y vais, je prend des nuggets 😉
Des nuggets de cha… euh de poulet ???? 😛
Excellent! Bien écrit, réaliste et la mise en relation des parties 1&2 est légère et intéressante 😀 Je continue ma visite!
Merci 🙂
Arf, la pauvre caissière ! VDM pour elle, là !
En plus du boulot de merde et des entretiens qui n’aboutissent pas, il faut en plus que son mec la trompe… (quand ça veut pas…)
Je compatirai plus la prochaine fois, au mcdrive ^^
Hi, hi, j’imagine déjà la scène devant une caissière hallucinée : « ma pauvre fille, je compatis… Tu sais, c’est pas si grave, tu en trouveras un autre de mec, et tu trouveras un jour un vrai tarvail dans lequel tu pourras t’épanouir… » 🙂
ha oui cela explique bien des choses j’espère quand même que la vie des caissières qui se trompent n’est pas toujours aussi noire ! J’y penserai la prochaine foi que je perds patience face à un
être humain dans un travail alimentaire.
J’espère aussi 😉 J’ai chargé la barque à ce niveau 🙂
C’est sympa comme ça de voir l’autre côté de l’histoire auquel on ne pense pas forcément 🙂 très bonne idée!
Merci, à la base cette histoire était sur mon ancien blog, et le côté face m’a été inspiré suite à un réflexion d’une lectrice (merci Dom) 😉
Ca fait réfléchir…on devrait toujours voir les choses des deux angles !
En tout cas c’est très bien écrit, la preuve t’as réussi à me déprimer ^^’
Hi, hi, faut pas ! Merci de ta visite, il est bien sympa, ton blog !